PRESENTATION.
L'évènement que nous nommons 9/11 a un passé que nous pouvons redécouvrir, un présent à l'égard duquel nous devons être vigilants, et un futur à projeter. Nombre d'entre nous qui avaient affaire même aux publics les plus circonscrits - nos étudiants ou nos collègues à l'université - ont ressenti l'urgence, dès le lendemain des attentats du 11 septembre 2001, de faire une déclaration, de témoigner, de réagir, d'engager une sorte de commémoration. Parmi ces réactions, nombreuses sont celles qui prirent la forme du chagrin, de la tristesse, du choc et, surtout, de l'auto-récrimination à continuer apparemment comme avant. Dans les discours on passait de la sympathie à la suffisance - comme s'il y avait un devoir moral de parler pour chacun d'entre nous - mais ce qui était remarquable c'était le besoin d'exprimer d'une façon ou d'une autre une prise de conscience. Enormément de gens dans toute l'Amérique, pas seulement ceux qui connaissaient l'une des victimes mais ceux qui connaissaient quelqu'un qui connaissait quelqu'un, ont fait part de sentiments d'angoisse personnelle aiguë et d'insécurité radicale, mais il n'est pas une seule de ces réactions d'alors qui puisse être interprétée en amont ou indépendamment de sa médiation par la télévision et par la manipulation politique.
David Simpson, 9/11 : The Culture of Commemoration, University of Chicago Press, 2006, p. 13.
L'idée d'un cycle de trois semaines d'analyse et de réflexion en réaction aux attentats du 13 novembre 2015 est née dans le creuset de la même urgence que celle décrite par David Simpson à propos de ceux du 11 septembre 2001. Parmi les enseignant.e.s, nous avons été plusieurs à être sollicité.e.s par les étudiant.e.s, dans nos cours et ailleurs, sans toujours savoir comment répondre à cette sollicitation, et parfois aussi sans souhaiter y répondre ; d'autres ont spontanément souhaité réagir, parfois en reportant un cours pour offrir un espace de parole et engager une discussion, ou bien simplement en disant quelques mots pour ne pas faire "comme si de rien n'était" et aussi s'enquérir de ceux et celles qui auraient pu être touché.e.s directement par les attentats ou "qui connaissaient quelqu'un qui...". Chacun a fait comme il a voulu, comme c'est heureux à l'université, chacun a fait comme il a pu aussi - et parfois on ne peut pas.
Par ailleurs, ce n'est pas parce que l'on est enseignant ou enseignant-chercheur que l'on a forcément quelque chose d'intéressant et de pertinent à dire sur ce qui s'est passé, pas plus qu'un.e citoyen.ne qui se soucie de la "chose publique", qui suit l'actualité et a la possibilité de prendre connaissance des multiples "points de vue" et "analyses" qui ont été produits depuis le 13 novembre. Je pense en particulier aux philosophes même s'ils sont loin d'être les seuls concernés : on a pour habitude de nous demander un avis sur tout, de supposer qu'on a explication pour tout, et que cet avis ou cette explication valent la peine d'être entendus. Face à l'abondante prise de parole publique de ceux qui suite aux attentats se sont auto-proclamés plus ou moins experts d'un phénomène complexe en participant à une course à la meilleure explication, on peut préférer revendiquer modestement, pour reprendre l'expression d'une collègue, un "droit de se taire". Cette réaction est d'autant plus légitime que face aux étudiants, nous occupons et incarnons nécessairement en tant qu'enseignants une position d'autorité, position dont on peut souhaiter ne pas abuser en prétendant savoir ce que nous ne savons pas, avoir un recul que nous n'avons pas, et en versant ainsi dans ce qui relèverait de la malhonnêteté intellectuelle.
L'alternative n'est pas pour autant de ne rien proposer. Dès le lendemain des attentats, circulait sur les réseaux sociaux le hashtag #universitédebout, exprimant la solidarité de la communauté universitaire mais invitant également les enseignants à échanger sur la manière de parler des évènements aux étudiants. Dans le sillage de cette invitation et parallèlement à d'autres initiatives engagées dans plusieurs universités, quelques discussions furtives entre collègues m'ont convaincue qu'il serait bienvenu de penser pour Paris, sur Paris, ou autour de Paris, comme c'est la vocation intrinsèque de l'Université. Continuer à penser tout court, à enseigner et apprendre comme on le fait tout au long de l'année, mais aussi penser tout spécialement sous l'effet et à propos de ce qui s'est passé le 13 novembre et qui se réplique ailleurs dans le monde.
Restait à trouver une façon de concrétiser cette vocation qui ne tombe pas dans l'écueil de la "suffisance" et qui puisse s'affranchir de la temporalité médiatique et politique. C'est pourquoi les différentes interventions du cyle ne cherchent pas à proposer une explication des évènements, encore moins une théorie qui aurait l'ambition de fixer leur sens. En revanche nous disposons collectivement à l'université de plusieurs ressources en sciences humaines, sociales et politiques, lesquelles peuvent nous permettre d'éclairer tant les évènements eux-mêmes que nos réactions à ces évènements, de les mettre en perspective, de les situer, de les réfléchir. L'objectif est donc d'apporter des éléments qui nourrissent cette réflexion sur le long terme et en évitant toute simplification réductrice et moralisatrice, ce qui peut être fait sans nécessairement parler directement des attentats ou en les abordant de façon périphérique seulement.
Tout aussi importante, toutefois, est l'occasion ainsi créée de nous rencontrer ou de nous retrouver, en tant que membres à un titre ou un autre de notre communauté universitaire et pédagogique et cela au-delà de notre appartenance à tel ou tel établissement, à telle ou telle discipline - ces rencontres ne sont après tout pas si fréquentes, pas plus pour les enseignant.e.s que pour les étudiant.e.s. Pour qu'elles aient lieu dans des circonstances aussi conviviales que possible, où chacun se sente disposé à écouter et libre de prendre la parole, la pause déjeuner a paru la plus propice à l'accueil de conférences d'une demi-heure suivies d'une demi-heure de débat, et ouvertes à l'ensemble des étudiants et personnels de l'université.
Ce site permet d'en garder une trace et ainsi d'assurer la continuité des analyses et des réflexions sur l'ensemble du cycle de trois semaines, qui se déroule de décembre 2015 à avril 2016. Il sera progressivement alimenté par les contributions des différents collègues qui ont accepté avec enthousiasme de participer à ce projet. Je les remercie chaleureusement ainsi que les membres du personnel administratif qui ont contribué à sa mise en oeuvre et à sa promotion.
Directrice du département de philosophie
Université Grenoble Alpes